Ancien Secrétaire Général avec plusieurs années d’expérience, Pierre-René LAVIER met aujourd’hui son expertise au service des entreprises et des organisations privées à la recherche d’un accompagnement stratégique de haut niveau. Spécialisé dans la gestion des affaires juridiques, administratives et opérationnelles, j’ai acquis une solide expérience en matière de gouvernance d’entreprise, de gestion des risques et de conformité réglementaire
Le 18 octobre 2024, le Conseil d’État a rendu une décision remarquée (n° 496362 et 496532, ADELIBE et ADELICO) à propos de la règle d’incompatibilité entre mandat parlementaire et fonctions gouvernementales. Saisi d’un recours contestant la validité d’un décret signé par un Premier ministre nouvellement élu député, la haute juridiction a jugé que cette incompatibilité, si elle s’impose constitutionnellement (art. 23 C), n’entraîne pas en elle-même l’incompétence du ministre pour exercer ses attributions.
Cette solution, motivée par des considérations de sécurité juridique et de continuité de l’État, ne doit pas occulter l’importance de la règle d’incompatibilité elle-même. Car loin d’être une contrainte formelle, elle incarne un principe de bon fonctionnement institutionnel dont la pertinence reste intacte.
Une garantie de séparation des pouvoirs
L’incompatibilité tire sa force de l’article 23 de la Constitution, qui prohibe le cumul des fonctions de membre du Gouvernement avec tout mandat parlementaire. Elle matérialise la séparation fonctionnelle entre un exécutif chargé de conduire la politique de la Nation et un législatif investi de la mission de le contrôler.
Admettre le cumul reviendrait à brouiller cette ligne de démarcation, en autorisant qu’un ministre participe à l’élaboration de la loi qu’il devra ensuite mettre en œuvre, tout en étant potentiellement juge et partie du contrôle parlementaire. L’incompatibilité clarifie les responsabilités et évite une confusion préjudiciable à l’équilibre des pouvoirs.
Une protection de l’indépendance du mandat parlementaire
L’incompatibilité protège aussi la liberté du parlementaire. Le député doit voter et s’exprimer selon sa conscience et en fonction de la volonté nationale. S’il cumule avec des fonctions ministérielles, il serait soumis à la solidarité gouvernementale, réduisant son indépendance à néant.
Le dispositif prévu par l’ordonnance organique du 17 novembre 1958 – notamment le délai d’un mois laissé au parlementaire nommé ministre pour régulariser sa situation – est conçu pour éviter ce conflit structurel. L’interdiction du cumul empêche qu’un élu ne devienne l’instrument d’un exécutif qu’il est censé contrôler.
Une exigence de transparence démocratique
Enfin, l’incompatibilité répond à une exigence de lisibilité de la vie publique. Elle évite qu’un même responsable politique incarne à la fois le pouvoir qui gouverne et celui qui contrôle, ce qui serait de nature à entretenir la défiance citoyenne.
Dans un contexte où la confiance envers les institutions demeure fragile, la règle a une forte dimension symbolique : elle rend visible la séparation des fonctions et rassure sur l’absence de conflits d’intérêts structurels.
Une règle confortée mais encadrée
La décision du Conseil d’État du 18 octobre 2024 nuance cependant la portée pratique de l’incompatibilité. Si celle-ci demeure un principe constitutionnel fort, elle ne saurait à elle seule rendre illégaux les actes ministériels pris dans un contexte transitoire. La Haute juridiction rappelle ainsi que le respect de l’incompatibilité relève d’un mécanisme organique (remplacement du député, suspension d’indemnité, etc.), et non de l’annulation rétroactive des décisions gouvernementales.
En d’autres termes, l’incompatibilité protège les institutions, mais elle n’est pas un instrument de fragilisation de l’action administrative. C’est là tout son équilibre : une garantie constitutionnelle qui encadre la vie politique sans compromettre la continuité de l’État.
Perspective historique et jurisprudentielle
La règle d’incompatibilité n’est pas une nouveauté de la Ve République. Déjà sous la IIIe République, la question du cumul entre mandat législatif et fonctions gouvernementales avait nourri de vifs débats, dans un contexte où l’instabilité ministérielle favorisait les doubles casquettes. Le constituant de 1958 a voulu marquer une rupture, en posant un principe clair : l’incompatibilité de l’article 23.
L’ordonnance organique du 17 novembre 1958 est venue en préciser les modalités, notamment en introduisant le délai d’un mois permettant de choisir entre mandat parlementaire et fonctions ministérielles. Ce délai, régulièrement critiqué pour son ambiguïté, a pourtant été validé par le Conseil constitutionnel (décision n° 59-2 DC, 24 juin 1959), qui y a vu une conciliation entre principe constitutionnel et continuité de l’État.
Depuis lors, le Conseil constitutionnel comme le Conseil d’État ont constamment veillé à préserver le sens de cette incompatibilité sans pour autant en faire une cause d’annulation systématique des actes administratifs. Déjà en 1999 (CE, Ass., Mme Ba, n° 198995), la Haute juridiction avait souligné l’importance de la sécurité juridique dans des situations de transition gouvernementale. L’arrêt d’octobre 2024 s’inscrit dans cette lignée : affirmation du principe, mais rejet de ses conséquences paralysantes.
Conclusion
Plus de soixante ans après l’adoption de la Constitution de 1958, la règle d’incompatibilité demeure un instrument pertinent de régulation institutionnelle. Elle protège la séparation des pouvoirs, garantit l’indépendance du mandat parlementaire et renforce la transparence démocratique.
L’arrêt du 18 octobre 2024 illustre que si le principe reste intangible, son application doit être conciliée avec les nécessités de la continuité étatique. Une nouvelle fois, la juridiction administrative rappelle que la force du droit constitutionnel français réside dans cet équilibre subtil entre principe et pragmatisme.
Pierre-René LAVIER
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